“On éprouve plus d’empathie pour ceux qui nous ressemblent”

Face au harcèlement scolaire, le ministre de l’Éducation Gabriel Attal, propose de donner aux élèves des cours d’empathie. Cette capacité à partager et à comprendre les états émotionnels et affectifs des autres est considérée plus globalement comme un composant nécessaire à une coexistence harmonieuse des individus au sein de la société. Formé à Lyon et professeur à l’université de Chicago, Jean Decety, docteur en neuroscience est un grand spécialiste de l’empathie. Il explique à Mag2 Lyon comment elle fonctionne. Entretien. Par Maud Guillot.

Comment peut-on qualifier l’empathie ? 

Jean Decety : C’est un mot à la mode qui est un peu fourre-tout ! Mais quand on utilise ce concept d’empathie, en fait on parle de trois choses relativement distinctes. La première, c’est la capacité que l’on a de partager nos émotions. C’est l’empathie émotionnelle, c’est le fait de ressentir ce que ressent l’autre. La deuxième, et c’est ce que sans doute les gens entendent souvent par empathie, c’est la capacité mentale de se mettre consciemment à la place de l’autre pour mieux le comprendre. En termes un peu savants, c’est la « théorie de l’esprit » ou la « mentalisation » pour utiliser un anglicisme. Cette empathie cognitive nous permet d’adopter le point de vue de l’autre pour mieux appréhender ses états émotionnels, ses croyances, ses intentions ou ses désirs.
Et quelle est la troisième composante ? 

C’est le souci de l’autre. On parle aujourd’hui de « compassion ». Cela désigne cette capacité qu’ont les humains, comme d’autres animaux, à se soucier de l’autre, à vouloir l’aider, à le réconforter s’il est dans la détresse ou dans le besoin.
Comment distinguer cette notion de l’altruisme ?
L’altruisme est un comportement qui a un coût pour soi et un bénéfice pour autrui. L’empathie est un processus émotionnel qui va peut-être ou pas déclencher de l’altruisme. Les deux peuvent être liés, mais pas systématiquement.
C’est une caractéristique qui n’est pas spécifiquement humaine ? 

En effet. Même s’il est difficile de parler d’empathie, on constate les soins parentaux chez de nombreuses espèces de mammifères, comme les primates et les rongeurs : Les animaux se soucient donc des autres, de leurs petits, de leurs congénères…
D’où vient l’empathie ? 

Les mécanismes biologiques en jeu sont très anciens, des millions d’années, avant même l’émergence d’homo sapiens. Ils ont été sélectionnés au cours de l’évolution pour que les parents prennent soin des petits et assurent leur survie et donc celle de l’espèce. Ensuite, cette capacité s’est tournée vers ceux qu’on aime, nos amis, nos proches… Chez l’homme, elle s’étend aux membres des groupes sociaux auxquels on appartient.
Ça veut dire qu’on a tous cette capacité d’empathie !

Bien sûr. Mais l’empathie n’est pas automatique. Car elle est amplifiée ou inhibée par des variables sociales et interpersonnelles. Précisons qu’on n’est pas empathique en général, pour l’Humanité, mais d’abord envers des gens que l’on peut identifier. Il faut un visage, une identité.
Selon vous, notre empathie est donc sélective ?
Oui, dans des sociétés où nos relations sociales dépassent, et de loin, nos parentés génétiques, on a plus d’empathie pour les gens qui pensent comme nous, qui votent comme nous, qui partagent les mêmes valeurs, pratiquent la même religion ou pas, qui ont les mêmes goûts, ont les mêmes caractéristiques physiques : ce que le concept d’homophilie regroupe. Je ne dis pas que c’est bien sur le plan moral. Mais la science nous indique que c’est comme ça que notre cerveau fonctionne. Il faut le savoir si on veut comprendre des réactions qui peuvent nous sembler “injustes”. Car l’empathie peut facilement entrer en conflit avec les principes d’équité et de justice.
On est donc logiquement plus solidaire des victimes d’une catastrophe qui se passe près de chez nous…
Oui, plus la distance sociale augmente, plus l’empathie diminue. Il existe même un modèle mathématique très précis, une décroissance hyperbolique comme le montrent des études menées en Allemagne et en Chine. Cette règle vaut quelle que soit la culture.
Et on accueille plus volontiers les réfugiés ukrainiens que les Syriens ! 

Oui, ce n’est pas un hasard. L’ethnicité – aux Etats-Unis, on dirait race – fait partie des variables qui modulent l’empathie. Pour les Européens, les Ukrainiens sont caucasiens comme eux, ils sont plutôt chrétiens, pas loin géographiquement. Cela parait injuste par exemple au regard des dizaines de milliers d’enfants qui sont morts dans la guerre civile au Yemen qui dure depuis 10 ans. Dans l’indifférence générale.
Quelles sont les expériences qui démontrent ces mécanismes ? 

Quand on met une personne dans un scanner, qu’on lui montre une photo d’elle-même, d’un proche qu’elle aime et d’un étranger qui souffre, on constate que les régions de l’empathie à la douleur s’activent pour elle-même et son proche, beaucoup moins pour l’étranger. Si on lui montre une personne qu’elle déteste, c’est le circuit du plaisir qui est activé face à sa souffrance !
C’est ce qui explique les crispations autour du conflit israélo-palestinien avec des “empathies” propres à chaque “camp” ! 

Oui. D’abord, on n’éprouve effectivement aucune empathie pour son ennemi. Cela parait trivial. Ensuite, c’est normal de prendre parti en fonction du groupe auquel on appartient, que celui-ci soit réel ou imaginaire. J’ai quand même un peu de mal à comprendre pourquoi Gaza mobilise tant les musulmans. Ce qui n’est pas le cas pour le Yemen ou d’autres pays où des musulmans sont victimes de violence comme en Irak. L’important est alors de ramener de la rationalité avec des informations fiables et ne pas réagir trop vite poussé par nos émotions. Comme sur l’affaire de l’hôpital supposé, à tort, avoir été bombardé par Israël, car l’empathie n’est pas toujours bonne conseillère.
L’empathie n’est pas une valeur forcément positive ? 

Non, elle nous biaise en faveur de ceux que l’on aime, ceux de notre groupe social. L’empathie, par sa nature même, nous lie aux autres autant qu’elle peut nous aveugler. Elle n’est donc pas nécessairement la meilleure guide dans les décisions morales.
Certaines personnes peuvent-elles n’avoir aucune empathie ?
Oui, c’est le cas des psychopathes. C’est en grande partie neuro-anatomique et neurofonctionnel. Ce sont aussi des narcissiques incapables de ressentir la souffrance des autres. Souvent, on me parle des personnes autistes. Mais les autistes ont beaucoup d’empathie. Simplement, comme ça les rend mal à l’aise, ils évitent les interactions sociales. Il y a aussi des personnes trop empathiques.

En quoi cela est-il un problème ? 

Ces personnes sont tellement sensibles à la souffrance de l’autre qu’elles sont submergées par leurs émotions. Elles ne pourront pas aider autrui. Elles peuvent aussi facilement être manipulées ! Le commerçant qui va réussir à vous vendre une télé dont vous n’avez pas besoin, c’est l’empathie qu’il exploite.
L’empathie est-elle innée ou acquise par l’éducation ?
La capacité d’empathie est innée, à environ 60 %. C’est un trait de personnalité qui est stable passé les 4/5 ans, et ce, jusqu’à la fin de la vie. Il existe donc des différences individuelles génétiques, indépendantes du milieu social ou familial.
Vous voulez dire qu’on peut repérer très tôt des enfants peu empathiques…

Oui, il existe des signes prédictifs de vulnérabilité. On sait que certains vont devenir des “enfants méchants”. A l’école, ils sont insupportables, agressifs envers les autres. C’est rare mais ça existe. C’est très mal vu en France quand on dit ça… Mais il vaut mieux les repérer pour les prendre en charge et aider leurs familles.

Mais quels sont les signaux dont vous parlez ?

On montre à des bébés le visage de leur maman : ils ne montrent aucun intérêt. Plus tard, on leur montre une personne qui se fait mal avec un marteau et un clou. La plupart des bébés seront surpris, concernés, avec les yeux grands ouvert, leur attention se dirige vers l’autre. D’autres ne réagiront pas…
Mais ce n’est pas perdu pour autant, est-ce qu’on peut les aider à être plus empathiques ? 

Absolument. Il existe des cas extrêmes mais la plupart du temps, on peut intervenir. De nombreuses études sur l’attachement démontrent qu’un petit qui a une relation “sécure” avec celui qui s’occupe de lui sera plus empathique : ça peut être un homme, une femme, des membres de son village… Il sait qu’il peut compter sur eux, qu’ils sont fiables. Il n’a pas peur. Ça peut sembler un peu bête, mais il faut qu’il ait autour de lui des gens qui l’aiment. L’empathie nécessite d’être bien dans sa peau et équilibré.
La société actuelle avec l’omniprésence du numérique favorise-t-elle selon vous l’empathie ? 

Les résultats des études sont contradictoires. Certaines démontrent que les réseaux sociaux inhibent l’empathie, d’autres qu’ils nous permettent d’être mieux connectés les uns aux autres. Ce qui permet de partager nos émotions de manière rapide. Mais la contagion émotionnelle n’est pas forcément une bonne chose. C’est-à-dire qu’on déclenche un peu trop facilement nos émotions, on les amplifie. Résultat, on réagit à chaud sans prendre le temps de réfléchir.
Le ministre de l’Education Nationale Gabriel Attal souhaite mettre en place des cours d’empathie face au harcèlement scolaire. Qu’en pensez-vous ?
Je regrette toujours que les hommes politiques, sous la pression de l’opinion et des médias, prennent des décisions dans l’urgence, souvent motivées par des émotions et l’indignation morale, alors que l’on devrait raisonner froidement, analyser, prendre le temps de bien comprendre. Les petits tyrans existent, hélas, depuis l’aube des temps. Je ferai toutefois le pari que nos sociétés sont devenues de moins en moins tolérantes envers les harceleurs. Il faut continuer dans ce sens évidement. Mais les réactions en urgence ne sont pas forcément les meilleures guides des décisions.

Il s’appuie sur le modèle danois qui serait performant contre le harcèlement scolaire ? 

Je n’ai pas de données précises mais suis un peu sceptique quand on prend des pays comme le Danemark ou la Finlande en exemple, qui sont certes des pays aux indicateurs excellents, mais dont la culture et la structure sont très différentes de ce que l’on peut avoir en France ou, de manière encore plus exacerbée, aux États-Unis. Parce que ce sont à la fois des petits pays et des pays homogènes, démographiquement parlant. Quelle comparaison possible avec l’instituteur de Los Angeles qui a vingt-cinq nationalités dans sa classe qui parlent des langues différentes?
Donc vous considérez que ces formations ne sont pas adaptées ?
Les études sérieuses qui existent sur le sujet depuis une vingtaine d’années indiquent que les formations à l’empathie n’ont pas un effet très solide. Les interventions ont des effets statistiquement très faibles et ils ne durent pas dans le temps. C’est donc un peu naïf de la part de Gabriel Attal, que je trouve brillant par ailleurs, de penser que quelques cours vont changer le tempérament de certains collégiens. Enfin, pourquoi donner des cours à l’ensemble des élèves, qui dans leur grande majorité sont empathiques, plutôt que de se focaliser sur les enfants pénibles ?
Que faut-il faire ? 

En fait, il faut intervenir au plus vite et trouver des sanctions et prises en charge adaptées. Ça ne commence pas à 16 ans. Il faut faire des thérapies cognitives et travailler avec la famille dès le plus jeune âge. Il faut aussi les faire réfléchir aux conséquences de leurs actions. Enfin, on gagnerait bien davantage à apprendre aux enfants à vivre avec d’autres enfants qui ne sont pas nécessairement comme eux. Qu’il faut accepter qu’il y ait, sur la planète, une diversité d’individus, de cultures, de pratiques, de valeurs et qu’il faut apprendre à gérer cela via le respect de normes sociales qui vont faire en sorte que l’on vive ensemble le mieux possible au sein de communautés plurielles.


Jean Decety

Jean Decety, est un neuroscientique franco-américain. Professeur de psychologie, de psychiatrie et de neurosciences comportementales, il dirige à l’université de Chicago le laboratoire de neurosciences cognitives sociales. Il a réalisé ses études à l’université Claude Bernard et y a obtenu un doctorat en neurosciences. Après un séjour de deux ans en Suède, il a intégré l’Inserm. Il a notamment collaboré avec Marc Jeannerod. Il s’est ensuite expatrié aux Etats-Unis pour enseigner les neurosciences sociales et mener des recherches interdisciplinaires, associant neuro-imagerie fonctionnelle, psychologie cognitive et sociale et économie comportementale. “Je ne suis pas parti fâché de France, où j’ai été éduqué pratiquement gratuitement ! C’est grâce à mes professeurs lyonnais que je suis devenu celui que je suis aujourd’hui. Je leur suis immensement reconnaissant. Mais il faut bien admettre que le monde académique américain est plus dynamique. Ce n’est pas qu’une question de moyens. Les enseignants comme les étudiants sont enthousiastes, sélectionnés et très motivés. L’attitude intellectuelle est ouverte et positive, avec des collaborations faciles. C’est tout simplement un autre univers à la fois très collaboratif et compétitif” explique Jean Decety. 
Si son thème de prédilection est désormais la morale, il a étudié l’empathie pendant plus de 15 ans. “Ça m’a pris quand je suis devenu père. La plus belle chose de ma vie. Je souhaitais comprendre ce qui se passait dans mon cerveau pour que je ressente ce lien si fort, cet attachement… On sait par exemple qu’il y a une baisse de la testostérone dans le cerveau chez les hommes qui s’occupent de leurs petits.” se remémore Jean Decety qui est père de deux garçons, l’un devenu pilote et l’autre biologiste moléculaire. Il s’est alors penché sur l’empathie chez les enfants et les adultes d’un point de vue psychologique et neurobiologique, ainsi que sur l’absence de cette capacité chez les psychopathes…

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