Montrer les capacités…

...plutôt que les incapacités ! Proposer des cadeaux d’entreprise constitués de produits issus des entreprises adaptées, c’est la raison d’être du Regard Français. Une démarche qui offre des débouchés à ses fournisseurs et a du sens pour ses clients. Entretien avec deux de ses trois cofondateurs : Valentin Duthion, 32 ans, et Alex Vurpillat 31 ans. Par Lionel Favrot

Comment a débuté l’aventure du Regard Français ? Valentin Duthion et Alex Vurpillat : On a grandi tous les deux dans le même village jurassien de Vevy près du lac de Chalain, à 10 minutes de Lons-le-Saunier. On a ensuite rencontré Kevin Robert au cours d’une colonie de vacances pour jeunes en situation de handicap.

Mais c’est à Lyon que tout a démarré ? Valentin Duthion : Oui. En 2011, je me suis installé à Lyon pour passer un master en physiologie et pathologie musculaire. Je voulais faire une thèse et devenir chercheur mais j’ai trouvé que cela n’avait pas assez d’impact concret. Alex Vurpillat : Moi, j’étais un peu geek et j’ai changé d’orientation avec un master en marketing, communication et e-business à l’école Pigier de Besançon.

Valentin Duthion et Alex Vurpillat : Notre conviction commune : parler du handicap en mettant en avant les capacités plutôt que les incapacités. On s’est dit tous les trois que le meilleur moyen était de créer une entreprise pour avoir un impact à grande échelle.

Votre première idée ? Des t-shirts humoristiques pour parler du handicap avec autodérision. Exemple : “Ce t-shirt m’a coûté un bras”, que Gregory Cuilleron, le chef lyonnais qui n’a pas d’avant-bras gauche, a accepté de porter pour une campagne ou encore “J’adore ce t-shirt rouge” sur un t-shirt blanc pour parler des malvoyants et des aveugles. On a commencé à réfléchir en juillet 2019 avec une première vente le 20 février 2020.

L’humour c’est votre arme pour faire passer votre message ? Oui, c’est un moyen de dédramatiser. Face à une personne en situation de handicap, les gens sont souvent, par gène, en apnée. L’humour permet de respirer car il signale que cette personne est à l’aise avec sa situation de handicap.

Ces t-shirts se sont-ils bien vendus ? Oui. La campagne de crowdfunding sur Ulule a cartonné avec 517 t-shirts vendus en moyenne à 33 €. Cinq fois plus que prévu initialement. Soit près de 17 000 € au total qui ont permis de lancer la fabrication. On voulait les faire fabriquer par des entreprises adaptées et on a trouvé toutes les compétences nécessaires : confection, broderie, étiquette… On a dû atteindre près de 3 000 t-shirts. Ensuite, on a décliné sur des chaussettes et des sweats. Mais, fin 2022, on avait épuisé nos ressources financières et physiques. On a réalisé qu’on devait repenser le modèle.

Qu’est-ce qui justifiait ce réajustement ? On était un peu des doux rêveurs en imaginant devenir le Facebook du handicap en peu de temps. En réalité, le e-commerce, en particulier dans le B2C, la vente aux particuliers, nécessite d’acquérir une forte notoriété. De plus, le marché du handiresponsable, c’est-à-dire consommer en valorisant les savoir-faire des travailleurs en situation de handicap, n’existe pas. Franchir ces deux obstacles exigeait du marketing et des campagnes de consommation, donc beaucoup plus d’argent. Fin 2022, on a participé à titre de test à un salon pour les comités sociaux et économiques d’entreprise, les CSE, et on a signé deux contrats très rapidement. Du coup, en 2023, on s’est posé avec nos mentors de l’incubateur qui nous accueillait et on a réalisé que c’est le B2B, les colis d’entreprises, qui pouvaient marcher.

Comment avez- vous conçu ces colis d’entreprises ?

Ils sont composés de A à Z par des entreprises adaptées. De la fabrication des produits au conditionnement avec deux formules de box, salée ou sucrée, mais aussi des ballotins, moins chers.

Votre marque, le Regard Français, met en avant le Made in France avant le handicap, pourquoi ? Parce que notre volonté est de valoriser les savoir-faire avec des produits de qualité. On veut que les gens consomment parce que le chocolat est bon, parce que la confiture est bonne… Et oui, ça a de l’impact.

Votre communication sur les box, avec des messages complices aux endroits les plus improbables, rappelle un peu celle des gâteaux Michel et Augustin… Ça tombe bien parce qu’on s’est beaucoup inspirés d’eux. Ils ont une communication assez fraîche. Pour nos visuels, on est accompagnés par une travailleuse indépendante en situation de handicap et un directeur artistique qui, lui, ne l’est pas.

Où avez-vous trouvé ces produits ? On s’est appuyé sur le réseau GESAT qui ras- semble les entreprises adaptées et des ESAT. On s’est aperçu qu’il y avait un vrai savoir-faire qui n’était pas assez mis en lumière. Des ESAT, il y en a partout mais ils sont invisibles. Quel que soit le lieu où on vit en France, on est à maximum 18 km d’un ESAT. Ce chiffre étonnant sort d’un rapport de l’IGAS, l’inspection générale des affaires sociales.

Pourquoi cette discrétion des ESAT ? Parce que la volonté première de ces entreprises est d’abord de former les travailleurs en situation de handicap pour rejoindre le milieu ordinaire, mais pas forcément de commercialiser leurs produits. D’ailleurs, GESAT et Handeco, la plateforme numérique créée par des associations, dont l’APF, se sont rassemblées en 2024 sous la bannière commune HOSMOZ pour justement les rendre plus visibles. C’est pour cette raison qu’on a souhaité dès le départ les commercialiser sous leur marque et non en marque blanche. Cette activité s’avère finalement plus cohérente que les t-shirts car notre raison d’être n’est pas de vendre des vêtements mais de valoriser les compétences des travailleurs en situation de handicap. Aujourd’hui, on a 200 partenaires ESAT pour 1 500 produits. On a beaucoup plus d’impact avec une seule commande de box qu’avec un t-shirt.

Vos nouvelles box trouvent preneurs ? Oui. En 2023, on a placé 8 000 box et ballotins et l’an der- nier 17 000. Ce qui représente plus de 80 000 produits à l’intérieur de ces colis. On coche toutes les cases de l’impact : handiresponsable, Made in France, fabrication artisanale… Les ESAT utilisent moins de machines qu’une entreprise classique car l’objectif est que les personnes en situation de handicap assurent un maximum d’étapes de fabrication. Ces produits sont aussi bio pour environ deux tiers des produits. On insère un livret de sensibilisation dans chaque boîte. L’idée, ce n’est pas juste de déguster une box avec sa famille et ses potes, mais de comprendre aussi toute l’histoire et tout l’impact qui se cache derrière.

Comment se passe l’envoi des colis ? Notre principal canal d’acquisition, ce sont les salons spécialisés pour les CSE. En 2024, on fait 31 salons CSE sur les 50 existants avec une activité très saisonnière à Pâques et surtout Noël qui représente 80% de notre activité. On se positionne aussi sur les événements d’entreprise et les départs à la retraite. On prend les commandes et les produits sont expédiés par l’ESAT Hélène Rivet située dans le 8e arrondissement de Lyon qui est un de nos principaux partenaires. C’est l’un des 30 établissements de l’ALGED, une association très présente dans le Rhône. Cet ESAT fabrique les chocolats Chocadore qui sont dans nos boites, et il reçoit tous les autres produits pour réaliser le conditionnement.

Du coup, c’est un défi logistique ? Oui. Il y a un goulot d’étranglement à Noël. Un casse-tête monumental. En plus, il ne faut pas se tromper sur la répartition des produits d’une box à l’autre qui se ressemblent parfois.

A part l’ALGED, d’où viennent vos produits ? On peut citer les noix apéritives “Cave Noisel” fabriquées par LMDES*, une entreprise adaptée de Saint-Jean-en- Royans, dans la Drôme qui a repris cet atelier. On travaille également avec Kignon, une société de Bretagne qui récupère le pain jeté dans les boulangeries pour fabriquer des gâteaux avec des travailleurs handicapés, et Festifruits, une entreprise agréée ESUS qui emploie plus de 80% de travail- leurs handicapés. Ou encore le Bois Jumel, une entreprise de travail adaptée de Carentoir, en Bretagne.

Vous proposez aussi des vins et des bières ? Oui, c’est un passage obligé en France. On a trouvé des entreprises adaptées proposant du vin, principalement dans le Bordelais mais aussi en Bourgogne et en Alsace. Pour les bières, on propose la Métallo produite par Les ateliers Gier Grand Croix, un atelier qui l’a nommé ainsi en hom- mage aux mineurs stéphanois.

Beaucoup de vos fournisseurs sont d’Auvergne- Rhône-Alpes. Un hasard ? Non, environ 25%. En étant à Lyon, c’est évidemment plus facile de trouver des compétences à proximité. Le reste donc les trois quarts, vient de toute la France.

Quels sont vos clients ? Par exemple Groupama qui voulait des colis pour ses 2000 collaborateurs. Isolé, aucun ESAT ne peut répondre. Nous, notre force, c’est de faire le maillage grâce à la diversité de notre réseau, ce qui nous permet d’apporter une vraie valeur ajoutée. On peut aussi citer Alptis, la Société Générale, Sopra Steria, EDF… Ce qu’ils peuvent valoriser au titre de la RSE.

Comment se calcule cette valorisation ? Quand Groupama commande 2 000 boîtes à 32 € ht, c’est comme s’ils avaient embauché une seule personne en situation de handicap pendant 17 mois ou 17 personnes pendant un mois. Pour chacun de nos clients, il y a un rapport d’impact d’une quinzaine de pages qui présente les partenaires et met en lumière le nombre d’heures de travail et les compétences.

Avez-vous trouvé facilement des financements pour accompagner votre développement ? Oui et non. Quand on est dans le monde du handicap, on vous conseille de vous lancer en association pour décrocher des subventions. Nous, on est un peu des têtes brûlées et ça nous a énervés d’entendre ça. Pourquoi on ne pourrait pas vendre une bonne confiture fabriquée par des personnes en situation de handicap avec une démarche commerciale et marketing ? On est donc en SAS. Notre bonne campagne de crowdfunding a permis de faire une belle preuve de concept et de décrocher un prêt bancaire de 30 000 €. Ensuite, on a suivi un peu le parcours d’un entrepreneur lambda, avec les structures d’aides à la création comme Lyon Start Up. Au total, on a rassemblé près de 200 000 € de financement : 130 000 € de prêts bancaires, 42 000 € de subventions et 20 000 € de bourses de concours. Exemple : le Prix Gabriel, organisé par Live for Good, un super accompagnateur d’entrepreneurs sociaux portée par la fondation de Jean- Philippe Courtois, ancien directeur général de Microsoft, et sa famille. Côte chiffre d’affaires, on était presque à l’équilibre en 2024 à environ 365 000€ HT.

Considérez-vous aujourd’hui avoir lancé ce marché des produits handiresponsables ? Toujours pas mais c’est à notre portée. Il faut aussi mentionner les produits Fiers distribués dans certaines grandes surfaces depuis 2023. Notre satisfaction c’est à fois d’apporter du travail aux ESAT et de changer le regard sur le handicap. Le cadeau d’entreprise est fédérateur. En amont, on structure la filière. Si on dépasse les 200 000 produits cette année 2025, on doit les aider à grandir. Les ESAT vivent de subventions qui ne sont pas toujours faciles à renouveler, ce qui ralentit leur modernisation. Et, en aval, les collaborateurs des entreprises qui reçoivent ces cadeaux, apprécient ce geste qui a du sens. S’ils sont étonnés que le chocolat ou la bière des ESAT soient bons, c’est qu’ils avaient quelques a priori. En les levant, on a créé un effet “waouh !”.

Comment vous vous projetez dans quelques années ? On va creuser le marché du cadeau d’affaires pour maximiser notre impact et à terme, on retournera sur le B2C avec une marketplace pour être présent partout et pour tous en France.

*Voir Mag2Lyon N°171 cahier trophées ESS et hors-série ESS 2024 de Mag2Lyon https://www.mag2lyon.fr/produit/hors-serie-ess-2024/ https://www.mag2lyon.fr/produit/mag2-lyon-2024-2025-4/ [caption id="attachment_13254" align="alignnone" width="2560"] Valentin Duthion et Alex Vurpillat du Regard Français dans leurs locaux à IRIIG, l'école de l'innovation et de l'impact installée à Lyon Gerland dans le 7e arrondissement de Lyon [/caption] [caption id="attachment_13247" align="alignnone" width="2560"] La boite cadeaux du Regard Français[/caption] [caption id="attachment_13248" align="alignnone" width="2202"] Festifruits un des marques vedettes des produits handi-responsables[/caption] [caption id="attachment_13249" align="alignnone" width="1528"] Les noix apéritives de Cave Noisel, repris par un ESAT dans le Vercors[/caption]