L’hybridation : un projet de société

La philosophe lyonnaise Gabrielle Halpern plaide pour l’hybridation à tous les niveaux afin d’élaborer des solutions nouvelles. Pour décrire ceux qui osent faire un pas de côté et sortir de leur zone de confort, elle utilise la métaphore du centaure. Ces créatures mi-homme mi-cheval ont plutôt mauvaise réputation dans la mythologie grecque. Ce qui reflète aussi pour elle, la suspicion dont peuvent souffrir aujourd’hui ces personnalités hybrides. Aujourd’hui, elle est sollicitée pour des conférences mais aussi pour accompagner des entreprises, des fédérations professionnelles, des start-up, des associations, des fondations… Gabrielle Halpern se veut une philosophe en action qui, au-delà de l’analyse de l’hybridation, contribue à sa mise en pratique.  Propos recueillis par Lionel Favrot

Qu’est-ce qui vous a menée vers ce concept d’hybridation ?
Gabrielle Halpern : Je suis née à Lyon où mon père, Thomas Halpern, était avocat mais aussi diplômé d’HEC. Cette double formation, rare pour sa génération, relevait déjà d’une démarche hybride. La valeur travail était aussi très présente chez nous. Quand je suis entrée en khâgne au lycée du Parc, en spécialité philosophie, puis à l’ENS à Gerland, on était en pleine crise financière de 2008. Je me suis entendue dire qu’être philosophe à une époque où le monde s’écroulait, cela ne servait à rien. Cette remarque m’énervait profondément car mon intention n’était pas d’être une philosophe isolée du monde !

Quel parcours avez-vous suivi pour atteindre cet objectif ?
Nos professeurs nous demandaient des commentaires de Descartes et de Spinoza toute la journée. J’ai compris que les philosophes avaient déçu faute de tenir leur rôle dans la Cité. Pour compléter ma formation, j’ai également suivi une formation en économie à Paris Dauphine mais aussi en théologie à la faculté de Lyon et à Jérusalem. En 2013, j’ai eu l’occasion d’entrer dans un cabinet ministériel. Pour moi, découvrir le monde politique était une ouverture intéressante car j’avais commencé ma thèse sur l’hybridation.

Comment on en vient à travailler dans un cabinet ministériel en étudiant la philosophie ?
Je n’étais encartée nulle part mais pour financer mes études, j’écrivais des discours pour des chefs d’entreprise. L’un d’eux m’a informée que Pierre Moscovici, ministre de l’Économie et des Finances, cherchait un conseiller discours et prospective. Je me suis retrouvée un soir à 18h dans une salle d’attente avec quatre autres candidats. On devait écrire cinq discours, sur des thèmes variés, pour le lendemain 7h. J’ai gagné cet exercicequi consistait à vérifier si on savait écrire vite et bien. J’ai travaillé ensuite pour trois autres ministres : Carole Delga, secrétaire d’État pour le Commerce, l’artisanat, la consommation et l’économie sociale et solidaire, Thierry Mandon, secrétaire d’État à la Recherche et l’Enseignement supérieur puis Jean-Jacques Urvoas ministre de la Justice.

Cette expérience a-t-elle été enrichissante pour une philosophe ?
Oui, absolument passionnante. J’ai appris de chacune de ces personnalités extrêmement différentes. Ce poste exige une empathie absolue puisqu’on apprend à écrire avec la voix d’un autre. J’ai donc dû être quatre personnes différentes en écrivant environ 2 000 discours en 4 ans. Ce qui m’a permis d’aborder des sujets lourds, par exemple la question des détenus radicalisés en prison. J’ai aussi découvert l’économie sociale et solidaire avec la loi de 2014 qui élargit son champ d’action. On l’appelle la loi Hamon mais c’est bien Carole Delga qui l’a portée à l’Assemblée. En tant que conseillère prospective, j’ai énormément lu pour nourrir les politiques publiques avec un benchmark international.

Ces ministres avaient-ils une vision hybride de la société ?
J’ai plutôt constaté que le politique considère la société comme une somme d’intérêts particuliers. Il va donc essayer de conquérir communauté après communauté, génération après génération, secteur après secteur…, pour constituer son électorat. Mais une somme d’intérêts particuliers ne fait pas l’intérêt général. C’est pour cela qu’on a du mal à penser des politiques publiques hybrides.

Avez-vous tenté des démarches d’hybridation dans ces ministères ?
Oui, en créant un conseil scientifique formé de conseillers techniques des ministres, de représentants de l’administration et de chercheurs. J’ai été déçue par certains chercheurs qui refusaient catégoriquement de participer. Cette posture explique le divorce actuel entre la société et la science. Les chercheurs doivent être capables de se mettre à la portée de tous plutôt que de répéter qu’ils sont dans la vérité et pas l’utilité.

D’autres expériences qui ont complété votre formation ?
J’ai codirigé un incubateur de start-up à Paris. Ma mission : le développement commercial de la structure et de ses entreprises. Certaines étaient créées par des jeunes de milieux défavorisés qu’il fallait accompagner. J’ai monté des partenariats avec des grands groupes, des institutions publiques ou des collectivités territoriales mais aussi avec des universités, des écoles, des laboratoires de recherche…

Tout cela en continuant votre thèse de philosophe ! ?
Oui. Je travaillais le jour et je rédigeais le soir ou le week-end. Ces expériences ont nourri ma thèse, finalisée en 2019. L’année suivante, j’en ai fait une version accessible à tous avec le livre Tous Centaures !

En quoi votre concept se distingue des démarches de transversalité ou de co-construction déjà bien définies ?
L’hybridation, ce n’est pas la transversalité et on ne peut pas non plus la réduire à la co-construction. Pour reprendre l’exemple des conseils scientifiques créés auprès des ministres, j’ai pu observer que chacun des membres parlait avec son jargon et restait enfermé dans son identité professionnelle, son imaginaire, sa culture, son intérêt particulier… On se réunissait pendant des heures sans que ces trois mondes, politique, administration et recherche, se rencontrent.

L’hybridation fait-elle peur ?
Il y a effectivement l’angoisse de l’inconnu mais le sujet de fond, c’est le pouvoir. Si vous faites un pas de côté pour aller vers l’autre, vous sortez de votre zone de confort qui est aussi votre zone de pouvoir. Je parle des conseils scientifiques mais c’est valable pour une réunion de travail ou un séminaire d’entreprise, un déjeuner avec quelqu’un… Si on en sort en étant exactement le même qu’en entrant, c’est que la rencontre n’a pas eu lieu, qu’on est passé à côté de l’autre… L’hybridation, je la définis comme une métamorphose réciproque qui permet de créer quelque chose de nouveau.

Ça peut vraiment marcher ?
Oui, des conseils scientifiques ont par exemple bien fonctionné autour de Barack Obama, quand il était président des États-Unis. Cela exige des chercheurs de ne pas attendre 10 ans pour formuler une réponse, tout en conservant une démarche scientifique rigoureuse. Quant aux conseillers techniques, ils doivent apprendre la patience au lieu d’exiger une réponse peut mettre au point une méthode de recherche-action avec une temporalité pertinente par rapport aux décisions à prendre.

Voyez-vous d’autres exemples d’hybridation réussie ?
On en voit partout. Des chefs cuisiniers qui ont leur potager ou même un élevage en réconciliant différents métiers dans la dynamique des circuits courts, des écoles d’ingénieurs qui travaillent avec des écoles de design, des habitants d’un immeuble qui mutualisent une cuisine, une chambre d’amis, une voiture…

Pour vous, cette hybridation peut se décliner à tous les niveaux : personnel, professionnel, social, économique…
Oui. C’est un concept protéiforme. L’hybridation générationnelle me semble aussi très importante. Quand j’entends parler de silver economy, cela m’agace profondément ! Comme s’il s’agissait d’un secteur particulier ! Quand, en 2060, un tiers de la population aura plus de 60 ans, on ne va pas les cantonner dans un coin. C’est tout le fonctionnement de notre société qu’il va falloir revoir. Le travail, les loisirs, la mobilité… Exemple d’hybridation intergénérationnelle : les Jardins d’Haïti, une maison de retraite de Marseille installée avec une crèche et des espaces de coworking. Enfants, actifs et pensionnaires de cette maison de retraite se retrouvent.

Quelles sont les autres initiatives qui ont attiré votre attention ?
J’ai travaillé sur les CUMA, ces coopératives agricoles créées pour partager le matériel. Elles peuvent inspirer les particuliers. Quand il y a huit maisons voisines, pourquoi acheter huit tondeuses ? Je pense aussi aux AMAP, qui permettent à des citadins d’acheter à des agriculteurs locaux et qu’on pourrait systématiser à l’échelle d’un immeuble. J’ai aussi mené un travail de recherche sur les tiers lieux. Certains ne sont que de simples juxtapositions d’activités sans hybridation. D’autres se transforment en Scic, en société d’intérêt collectif où se retrouvent des acteurs publics ou privés mais aussi les bénéficiaires de ces services car ils ont leur mot à dire.

L’économie sociale et solidaire vous intéresse toujours ?
Oui. L’économie sociale et solidaire me semble être un bon exemple d’hybridation puisqu’il s’agit de réconcilier une logique économique et une logique solidaire. Si elle garde ces deux jambes-là, elle peut être un modèle pour demain. J’ai aussi examiné les Pôles territoriaux de coopération économiques où seretrouvent des acteurs de l’ESS et des entreprises dites classiques. Parfois, des initiatives collectives ne survivent pas aux fondateurs. Le turnover a raison du projet initial… On le voit parfois dans les habitats partagés par exemple.
Selon moi, cela arrive quand on mise tout sur le collectif. Ce qui compte ce sont les individus. Il n’y a pas de responsabilité collective sans responsabilité individuelle. Chacun doit être capable de partir s’il ne se sent plus à l’aise dans cette démarche pour permettre à ces structures d’accueillir des nouveaux entrants qui vont s’impliquer davantage. La base de l’engagement doit rester la liberté. Je l’ai constaté dans les tiers lieux. Si l’engagement se résume à un ensemble de contraintes, l’engagement ne tient plus longtemps.

Cette BD inspirée de Tous Centaures ! et ces livres où vous discutez avec un chef cuisinier et un créateur d’hôtels, c’est aussi une démarche d’hybridation ?
Oui, le philosophe doit être présent dans plusieurs mondes et parler la langue de chacun d’entre eux pour espérer les transformer Je veux passer autant de temps à lire Aristote ou Hannah Arendt dans une bibliothèque qu’à discuter avec le directeur d’une maison de retraite ou un agriculteur car ils m’en apprendront autant sur la réalité.

Qu’est-ce qui a guidé votre choix de ces coauteurs ?
Didier Petetin, le délégué général du Groupe Vicat qui a son siège à l’Isle d’Abeau, dans l’Isère, dessine à ses heures perdues. Il a accepté de faire le graphisme de la Fable du Centaure et j’ai rédigé les textes. On m’a ensuite proposé de diriger la collection hybridation aux éditions de l’Aube dans l’idée de publier des conversations entre des gens de monde différents. Le premier livre, Philosopher et cuisiner, je l’ai écrit avec Guillaume Gomez, l’ancien chef de l’Elysée. Nous sommes devenus amis en préparant la fête de la gastronomie. Il a toujours fait en sorte d’accueillir des handicapés dans ses équipes en allant plus loin qu’une simple démarche d’inclusion. Ce qui m’intéressait aussi, c’est comment il arrivait à marier différents ingrédients dans une recette sans faire une bouillie. Un bel exemple d’hybridation car chacun apporte sa saveur.

Et pourquoi ce livre avec Cyril Aouizerate, le cofondateur MamaShelter ?
Il a créé des Mob Hotels, comme celui de la Confluence. Parler hôtellerie, c’est penser l’hospitalité. Un hôtel c’est finalement une petite société, avec plein de gens différents qui vont dormir sous le même toit. Cyril Aouizerate est un praticien de l’hybridation.

Quels enseignements avez-vous tirés de ces échanges ?
On s’hybride avec quelqu’un quand on est suffisamment hospitalier par rapport à lui. Pour rencontrer quelqu’un, il faut lui faire une place. C’est une question qui rejoint directement l’attractivité des territoires dont parlent tant les élus. Le tourisme dans une ville ne repose pas seulement sur la responsabilité des offices de tourisme, des hôteliers, des restaurateurs ou des directeurs de musée. Elle incombe à tous les acteurs du territoire. Un nouvel arrivant dans une ville doit se trouver aussi bien reçu à la pharmacie qu’ailleurs. Je suis récemment intervenu auprès d’une agence d’attractivité dans le nord de la France qui a complètement décloisonné son approche de l’hospitalité. Aujourd’hui, elle concerne aussi bien le travailleur pendulaire, que le touriste qui fait un court séjour ou reste un mois. Ils doivent tous bénéficier du même accueil.

Pour vous l’hybridation est une tendance d’avenir ?
Oui. Globalement, l’hybridation peut être le grand tendance du monde qui vient. Certes, il y a des fractures économiques, sociales ou géographiques dans notre société. Mais si on reste à ces constats, on va droit dans le mur. Mon obsession est de créer des ponts entre ces mondes. Aujourd’hui, je poursuis activement mes recherches, notamment sur la gouvernance partagée, et je donne de très nombreuses conférences. Ce qui m’intéresse ce n’est pas seulement de comprendre et de construire la philosophie de l’hybridation mais de la mettre en oeuvre. C’est pourquoi j’accompagne des entreprises, des fédérations professionnelles, des start-up, des associations, des fondations…

Notre époque n’est pas celle de l’hyper-spécialisation ?
L’hybridation n’est pas une remise en question des expertises ni des spécialités. Ce que je vise c’est la mono-expertise et la mono-spécialité. C’est très important à souligner : le centaure n’est pas un touche-à-tout ou un couteau suisse. Le centaure a un pied dans plusieurs champs qu’il a chacun labouré. Le centaure est celui qui travaille plus que les autres pour aller à la rencontre de différentes expertises. Les métiers liés aux nouvelles technologies par exemple relèvent souvent d’une grande technicité…
Je ne pense pas que les nouveaux métiers seront uniquement les community manager ou les data scientist dont on nous parle aujourd’hui. Pour moi, les nouveaux métiers naîtront de l’hybridation de métiers existants avec des nouvelles compétences. On va déconstruire et reconstruire de nombreuses fiches de poste dans les prochaines années. Un exemple : on parlait avant du directeur financier d’un côté et du responsable RSE de l’autre. Aujourd’hui, le directeur financier doit faire figurer des éléments extra-financiers dans son rapport. Il doit donc s’hybrider. De même, les DRH n’ont jamais autant travaillé avec les directeurs de l’immobilier pour réinventer les bureaux que depuis la pandémie.

On verra plus d’hybridations dans le monde post-Covid ?
Elles étaient détectables avant le Covid mais il y a eu une accélération.

Cette approche d’hybridation s’adresse vraiment à tout le monde ?
Oui. L’hybridation n’est pas un luxe réservé à quelques-uns. Je me souviens de managers d’une grande entreprise qui m’expliquaient n’avoir aucune difficulté à s’hybrider eux-mêmes mais qu’ils ne pouvaient pas demander cela à leurs équipes. Quand je me suis adressée directement aux personnes situées en bas des organigrammes, j’ai pu constater qu’ils attendaient au contraire cette hybridation. En fait, ils étaient assignés à résidence dans une case limitée à des tâches ingrates. On les empêchait de se métamorphoser.

Des centaures, vous en croisez beaucoup ?
De plus en plus. Mes conférences dans toute la France, c’est un baromètre de l’hybridation. Les échanges avec le public restent pour moi les meilleurs moments. Je pense aux néoagriculteurs que j’ai rencontrés par exemple. Quand le directeur marketing d’une banque s’installe à la campagne, il apporte une nouvelle approche du métier d’agriculteur. Ses premières compétences s’ajoutent à celles qu’il va acquérir avec cette nouvelle orientation professionnelle. 

Mais on se moque souvent de ces reconversions !
L’hybride met mal à l’aise, suscite la méfiance et même la suspicion car il ne rentre pas dans les cases. Il peut même être diabolisé. Ayant un pied dans plusieurs mondes, il peut être considéré de partout comme un éternel étranger. Au début, j’ai parfois eu du mal à faire passer mon message dans les media car les rédactions ne savaient pas si mon approche relevait des rubriques société, politique ou économie. C’est aussi pour cela que j’ai pris la figure du centaure car il y a vraiment un imaginaire négatif lié à cette figure souvent dépeinte comme un horrible monstre.

Et pourtant, si on vous écoute, l’avenir est à l’hybridation…
“La Vie est un éternel rétrécissement” déclarait Elias Canett, Selon ce grand intellectuel du XXe siècle, on lutte contre ce rétrécissement “en jetant son ancre le plus loin possible”. C’est vrai pour un métier, pour une expertise ou le marché d’une entreprise qui a vocation à se rétrécir si on ne l’enrichit pas.

Le pouvoir aux centaures ?
Oui. Aujourd’hui, au plus haut niveau des institutions publiques et des entreprises, sont installés des pur-sang qui restent dans leurs expertises. Mon travail c’est de définir comment créer les conditions d’une bonne hybridation pour multiplier les centaures et leur donner un peu plus de pouvoir. Cette philosophie de l’hybridation ce n’est pas juste un travail de recherche mais un vrai projet de société.

Photo : @ERIC SOUDAN / ALPACA

Entretien publié dans Mag2Lyon N°153 disponible sur ce lien :
www.mag2lyon.fr/produit/mag2-lyon-de-fevrier-2023/


Livres de Gabrielle Halpern : Tous centaures ! : Éloge de l’hybridation, éditions Pommier février 2020 ; avec Didier Petetin : La fable du centaure : un voyage initiatique, éditions Humen Sciences, février 2022 ; avec Guillaume Gomez Philosopher et cuisiner : un mélange exquis, le cuisinier et la philosophe, édition de l’Aube mars 2022 ; avec Cyril Aouizerate : Penser l’hospitalité : l’artisan hôtelier et la philosophe, édition de l’Aube novembre 2022

 

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