Cold-Cases : création d’un pôle national

Jacques Dallest

Le ministre de la Justice Eric Dupont-Moretti a retenu la proposition du magistrat haut-savoyard Jacques Dallest, qui a été en poste à Lyon, de créer un pôle judiciaire national dédié aux cold-cases, les affaires non résolues. C’était l’une de ses préconisations. Interviewé par Mag2Lyon en novembre dernier, Jacques Dallest confiait qu’il aurait plutôt souhaité 3 à 5 pôles mais que c’était un début. 240 dossiers seraient concernés pour une équipe de cinq magistrats.

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“Le temps est l’allié des criminels”

Le Haut-Savoyard Jacques Dallest, procureur général de Grenoble et ancien juge d’instruction à Lyon de 1987 à 1994, a conduit un groupe de travail sur les affaires non élucidées: les fameux cold-case. Son rapport remis au ministre de la Justice Éric Dupond- Moretti contenait une vingtaine de propositions dont certaines ont été reprises en octobre dans la loi pour la Confiance dans l’institution judiciaire. Entretien. Par Maud Guillot 

Pourquoi vous êtes-vous spécifiquement intéressé aux affaires non résolues?
Jacques Dallest :
C’est à Lyon que mon intérêt pour les crimes de sang s’est vraiment développé. Quand j’ai été nommé juge d’instruction en 1987, on avait beaucoup d’affaires de stupéfiants et de banditisme autour de grandes figures comme Momon Vidal, mais il y avait aussi beaucoup de meurtres. Plus qu’aujourd’hui. Certains m’ont vraiment marqué. Quand je suis parti en 1994, j’avais 10 crimes de sang non élucidés…
Quelles sont ces affaires qui vous ont marqué?
Je me souviens d’un homme âgé tué à coups de hachoir dans le 8e arrondissement, d’un Algérien tué à coups de sabre à la Croix-Rousse… Et surtout en 1993, une gamine de 16 ans a été violée et tuée sur les pentes de la Croix-Rousse. C’était Muriel Théron. Quand j’ai été muté un an plus tard, on n’avait pas élucidé l’affaire. Trois ou quatre juges m’ont succédé. L’affaire a été clôturée dans les années 2000. Mais son père a réussi à faire rouvrir l’enquête en 2013 grâce à une association.
Vous regrettez de ne pas avoir élucidé cette affaire?
Oui, c’est toujours un échec quand on n’a pas de piste. Mais à l’époque, on n’avait pas l’ADN. Si on avait eu les techniques actuelles, peut-être que cette affaire serait résolue. Mon intérêt pour les cold-case s’est accentué en tant que procureur, notamment à Marseille. Quand j’ai été nommé, on a réexaminé plusieurs affaires, en axant sur la recherche d’ADN. Sans succès. Mais cela a au moins permis de rouvrir des dossiers qui, pour certains, sont encore en cours…
Pourquoi cette stratégie alors qu’on dit que les magistrats croulent sous les dossiers?
C’est vrai qu’un juge, aujourd’hui, est pris par la délinquance ordinaire: trafics de drogue, pères incestueux… Mais on le doit aux familles des victimes. Il n’y a pas d’affaire plus grave puisqu’il s’agit de crimes de sang. Ce ne sont pas de simples vols de poule ! Si on était concernés, on aimerait que la justice soit à notre écoute. Qu’elle ne soit pas désinvolte, hautaine, méprisante…
Ce sont donc des reproches que vous admettez!
Oui, en grande partie. Les avocats Didier Seban et Corinne Herrmann qui fréquentent depuis des années les cabinets d’instruction témoignent qu’ils sont souvent mal reçus. Je ne jette pas la pierre à mes collègues bien sûr, mais il y a une forme de banalisation de ces affaires par le monde judiciaire, pas par cynisme mais pour des raisons pratiques.
Les parents sont perçus comme des gêneurs…
Un peu. Alors qu’ils peuvent aussi aider le juge à trouver de nouvelles pistes ! On leur doit une écoute, même si on n’a aucune nouvelle à leur donner. C’est un rapport fondamental à l’humain ! Il faut montrer qu’on s’intéresse à leur affaire: il s’agit de leur proche qu’ils ont perdu.
Mais les enquêteurs ont le réflexe de suspecter la famille…
Oui, car dans les faits, le meurtrier est souvent dans l’entourage proche de la victime. On l’a constaté récemment dans l’affaire Daval. On l’a aussi vu dans un cold-case de Grenoble : l’affaire Marinescu où le père a été confondu pour le meurtre et le viol de sa fille de 13 ans, 28 ans après les faits… Il y a donc une distance normale à tenir avec la famille au départ pour l’écarter des suspects. Ensuite, il faut tout faire pour la tenir informée. Personnellement, je n’ai pas toujours été irréprochable.
Vous avez des regrets ?
Oui, quand j’ai quitté l’instruction en 1994 à Lyon, je n’ai pas prévenu les parents de la petite Muriel. J’ai eu tort. Quand un juge d’instruction est muté, il devrait recevoir les familles pour faire le point et leur dire que l’enquête continue. Quand on est technicien d’une matière, on oublie parfois l’aspect humain.
En fait il s’agit surtout de réconforter les familles car l’espoir est mince ?
Pas seulement ! Les progrès techniques peuvent réellement permettre de résoudre de vieilles affaires. Avec des micro-traces biologiques, on peut aujourd’hui identifier un ADN. Ce qui n’était pas le cas avant. On peut faire parler des preuves 20 à 30 ans plus tard! Le Grêlé qui s’est suicidé récemment, allait justement être confondu pour ses viols et ses meurtres dans les années 80.
C’est pour cela que vous avez proposé de monter un groupe de travail sur les cold-case?
Oui, en 2018. J’ai obtenu le feu vert du ministère de la Justice en 2019 et nous avons monté un groupe de travail avec une douzaine de personnali- tés. Dont le psychiatre lyonnais, Pierre Lamothe. Nous avons rendu un rapport en mars 2021, avec des constats
et des préconisations. Certaines ont été retenues dans le Projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, validé par l’Assemblée nationale en octobre dernier.
Une petite précision : qu’entend- on par cold-case et combien en compte-t-on en France ?
Entre 300 et 400 en France. Mais cela couvre trois situations différentes : des affaires criminelles encore en cours comme celle du petit Grégory, la tuerie de Chevaline ou les disparus de l’Isère. Des affaires clôturées et classées après quelques années mais non élucidées qui pourraient être rouvertes car non prescrites. Le nombre est plus incertain car il faut se plonger dans les archives… Enfin, la troisième catégorie concerne les disparitions inquiétantes. Et là, c’est vraiment l’angle mort.
Pourquoi les disparitions sont-elles si difficiles à traiter?
On ne sait pas s’il y a eu crime puisqu’on n’a pas de corps. Il y a des disparitions criminelles comme celle de la petite Estelle. Mais il y a aussi des accidents, de montagne ou de noyade, les suicides de gens dépressifs ou des disparitions volontaires ! Il faut donc continuer à chercher. Ce n’est pas toujours fructueux. Mais on a retrouvé récemment le corps du jeune Lucas Tronche, disparu en 2015.
Est-ce que les viols peuvent faire partie de ces cold-case?
On peut en effet ajouter les viols en série ou de prédation, par un inconnu. Certains tueurs ont commencé comme ça à l’image de Guy Georges ou Michel Fourniret. Il y a aussi les enlèvements et séquestrations.
Au bout de plusieurs années, il faut être lucide : les familles ne se font plus vraiment d’illusion…
Il est évident que les dénouements à la Natascha Kampusch sont rares. Mais on doit aux familles de retrouver la personne qui leur est chère. Ou du moins d’essayer car parfois, il n’y a même plus de restes humains. Mais les familles vivent avec cette disparition au quotidien. C’est une angoisse et une souffrance permanentes qu’il faut prendre en considération.
Dans ce but, est-ce qu’on fait des analyses sur les personnes qui décèdent sans identité ?
C’est ce qu’on appelle les enterrés sous X. Si ces personnes meurent de façon dite naturelle, on ne fait pas d’enquête particulière. Or un SDF peut effectivement être le disparu de quelqu’un. C’est une piste à exploiter.
Dans une enquête, au bout de combien de temps les juges d’instruction passent-ils à autre chose ?
C’est très variable. J’ai pu clôturer des dossiers au bout de seulement deux ans… À l’époque des disparus de Mourmelon, essentiellement des appelés du contingent, ou des disparues de l’Yonne, des jeunes filles handicapées, on était assez désinvolte car il n’y avait pas d’ADN. Emile Louis et l’adjudant Chanal ont mis du temps à être arrêtés. Aujourd’hui, on ne fait plus ça : on garde les dossiers ouverts plus de 10 ans.
Le profil des victimes joue-t-il un rôle ?
Le meurtre d’un enfant sera moins vite clôturé que celui d’un SDF… Même si j’ai toujours considéré qu’il faut traiter les victimes de la même façon.
Au-delà du manque de temps, qu’est ce qui bloque la réouverture des dossiers ?
Il n’y a pas vraiment de mémoire criminelle au sein de la justice française. J’en parle depuis 2007. Quand un crime est commis, le procureur saisit un juge d’instruction qui enquête. Si les pistes s’épuisent, le dossier est archivé. Il est important qu’il reste accessible. Heureusement, les dossiers sont désormais numérisés. Il faut aussi que le procureur ait un état des lieux complet des crimes de sang en cours et non élucidés, car en cas de changement de poste, il faut que l’information soit transmise à son successeur.
Encore faut-il, aussi, que les scellés de ces vieilles affaires soient correctement conservés, car il y a eu des destructions par le passé!
La caverne des scellés du palais de justice de Lyon est une sorte de caverne d’Ali Baba. Il y a des milliers d’objets. Dans beaucoup de tribunaux, on n’isole pas forcément les cartons des dossiers cold-case. Ils sont rangés mais à côté d’affaires de cambriolages ou de drogue. À l’époque, quand il fallait faire de la place, on détruisait, à tort, des pièces à conviction qui pouvaient peut-être un jour parler. On insiste là-dessus dans le rapport.
Combien de temps ces scellés sont-ils censés être conservés?
On doit tenir compte du délai de prescription qui a été rallongé à 20 ans. Mais il y a eu des ratés par le passé… À Grenoble, on a tout un pan de mur avec les affaires contre X. Cet espace leur est dédié. Les objets doivent être précieusement conservés pour être un jour exploités. On souhaite également que l’ADN des personnes disparues soit fiché car on pourra, le moment venu, le comparer à de l’ADN récupéré chez un suspect. Il faut se projeter dans l’avenir. En 2040, la police scientifique aura encore fait des progrès!
On dit pourtant que plus le temps passe, plus il est compliqué d’arrêter le coupable…
C’est vrai, plus le temps passe, moins il y a de chances de succès. Les témoins perdent la mémoire. L’auteur peut mourir, de sa belle mort. Le temps est l’allié des criminels. Mais la science aussi progresse. Il faut déjà beaucoup moins de cellules pour déterminer un ADN. Ensuite, on travaille sur l’ADN de parentèle. Dans le fichier des empreintes génétiques, certains auteurs peuvent avoir des liens de parenté avec un autre criminel. Aux États-Unis, ils utilisent carrément les fichiers privés des sociétés d’ADN généalogique. On opère ensuite des rapprochements familiaux. Il y a également le portrait- robot génétique.
En quoi consiste ce portrait-robot génétique?
Grâce à l’ADN, on peut retrouver la couleur des yeux et des cheveux d’un individu voire sa morphologie. Le procédé n’est pas encore scientifiquement validé mais on progresse. On avance aussi sur l’ADN des microbes: on a tous de la flore bactérienne spécifique dans notre corps. Enfin, il y a l’intelligence artificielle qui pourrait nous permettre de repérer dans une foule une personne recherchée.
Vous ne craignez pas qu’on aille un peu loin dans le fichage…
Si on avait eu le fichier d’empreintes génétiques, Guy George aurait été arrêté avant de tuer. Une démocratie doit se défendre sans que ce soit une atteinte scandaleuse aux libertés. Le criminel qui n’est pas accidentel peut avoir tendance à recommencer. On doit se donner les moyens, encadrés, pour le mettre hors d’état de nuire. C’est un élément fondamental du pacte social, sinon les gens risquent de se faire justice eux-mêmes.
Vous avez obtenu la création d’un pôle judiciaire spécialisé dans les cold-case.
Pourquoi cette demande?
En réalité, je plaidais pour la création de 3 à 5 pôles spécialisés en France. Il y aura finalement un pôle national. C’est un début. En fait, les juges d’instructions qui gèrent plus de 100 dossiers, sont comme les internes aux urgences dans un hôpital. Ils ont du monde dans la salle d’attente : ils ne vont pas se lancer dans une chirurgie cardiaque de pointe. D’où l’importance d’en spécialiser certains sur ces dossiers complexes.
Pourquoi souhaitez-vous également qu’on se penche sur le parcours criminel des détenus ?
Il faut s’intéresser à eux parce que s’ils ont commis un crime une fois, ils en ont peut-être commis d’autres avant. C’est ce qu’on appelle le parcours de vie de personnes. On a réalisé ce travail avec Nordahl Lelandais, le tueur de la petite Maëlys. Or, le cadre juri- dique n’est pas bien adapté car en réalité, on n’est pas saisis pour ces autres potentielles affaires… Dans un autre registre, on pourrait aussi afficher dans les prisons, des portraits de personnes assassinées ou disparues car les détenus peuvent se faire des confidences.
Toutes vos propositions n’ont pas été retenues. Ce n’est pas frustrant?
Non. On a posé des jalons. Il y a des progrès. Il faut continuer. Ces propositions seront peut-être toutes mises en place un jour. Les associations d’aide aux familles comme l’APEV ou l’ARPD, les avocats…, nous poussent dans cette démarche. En fait, tout est bon à prendre pour les victimes.
Même les émissions de télé qui évoquent ces cold-case?
Moi, j’en pense du bien! Je pensais déjà du bien de celles de Jacques Pradel. Du moment que c’est cadré par des magistrats et accepté par la famille. Il y a certes un côté sensationnaliste mais ceux qui critiquent n’ont pas face à eux les familles éplorées. La télé touche encore beaucoup de monde. Il faut utiliser tous les moyens et être pragmatiques. Sans se mettre des barrières idéologiques et des états d’âme mal placés. 

—-ENTRETIEN Publié dans le Mag2Lyon de novembre 2021—

BIO

Originaire de Haute-Savoie, Jacques Dallest, 66 ans, est depuis 2016 Procureur Général près la Cour d’appel de Grenoble. Après Sciences Po Lyon et une Maîtrise de droit public obtenue à Lyon III en 1977, il travaille quatre ans au ministère de la Justice avant de réussir le concours interne de la magistrature en 1982, alors que l’essentiel de sa famille est plutôt tournée vers la médecine et les sciences. Son deuxième poste l’amène dès 1987 à Lyon, comme juge d’instruction. Il y restera jusqu’en 1994. “J’y ai côtoyé le juge Courroye, le juge Fenech… Des personnalités qui m’ont marqué”, explique Jacques Dallest qui assiste dès son arrivée à l’effervescence autour 

de l’organisation du procès Barbie (1987). Il se souvient avec nostalgie de l’ambiance des 24 colonnes, avant la création du Nouveau Palais de Justice dans le 3e. Et des magistrats qu’il a croisés : Pierre Truche, Jean-Amédée Lathoud, Marc Moinard ou Jean-Olivier Viout… Mais à l’époque, l’essentiel de son travail, ce sont les trafics de drogues et ses clients, les dealers :
“Il y avait beaucoup de cannabis et d’héroïne”, précise-t-il. Il se souvient aussi des proxénètes français et des braqueurs de banque “qui ont disparu de la délinquance lyonnaise aujourd’hui”. Après deux ans à Roanne entre 1994 et 1996, Jacques Dallest est nommé en Corse. Il est même en poste à Ajaccio au moment de l’assassinat du préfet Claude Erignac. Un traumatisme. En 2001, il revient dans la région à Bourg-en-Bresse, toujours comme procureur, puis il devient avocat général à la cour d’appel de Bordeaux (2004-2008). Il est nommé à Marseille en 2008. Il restera cinq ans dans la cité phocéenne. En 2013, ce grand amateur de randonnée et de ski devient procureur général à Chambéry, puis est nommé à Grenoble trois ans plus tard. Jacques Dallest a raconté sa carrière dans un livre : Mes homicides – Un procureur face au crime, publié en 1995. Il a aussi co-écrit “Le guide et le procureur” (Editions du Mont-Blanc) avec les guides Erik Decamp et Alexis Mallon (voir leur interview dans Mag2Savoies N°13).

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