Florence Aubenas : 6 ans d’enquête sur l’Inconnu de la poste

Grand reporter au Monde, Florence Aubenas vient de publier L’Inconnu de la Poste. L’autrice du Quai de Ouistreham a passé plus de 6 ans à enquêter sur la mort de Catherine Burgod dans l’Ain: une postière, enceinte, tuée de 28 coups de couteau en 2008. Le principal suspect était alors Gérald Thomassin, acteur césarisé pour son rôle dans Le Petit Criminel mais menant une vie marginale. Cette histoire l’a passionnée. Nous aussi. Entretien. Par Maud Guillot. 

Il existe de nombreuses affaires non résolues, parfois très médiatiques comme celle autour des Dupont de Ligonnès. Pourquoi vous être passionnée pour ce fait-divers en particulier?
Florence Aubenas :
Le mystère ! J’y suis allée comme n’importe quel journaliste envoyé sur le terrain par son quotidien. J’ai commencé mon enquête. Mais à la place d’avoir des certitudes, j’ai eu des doutes. De plus en plus et à propos de tout. Chaque étape de l’enquête ne m’apportait pas des éclaircissements mais épaississait le mystère. Or, au bout d’un moment, on a envie de savoir.
Vous avez mené l’enquête pendant plus de 6 ans. C’est un peu long tout de même…
L’enquête a suivi l’affaire. À chaque fois que je pensais l’avoir bouclée, elle rebondissait! Gérald Thomassin a été arrêté, puis remis en liberté. Un autre suspect a été arrêté puis remis en liberté… Puis encore un autre. Ça n’en finissait pas. Je de- vais appeler mon éditeur pour m’expliquer à chaque fois. Il devait me suspecter de faire durer! Mes amis aussi pensaient que j’étais victime du syndrome de la page blanche. Mais pas du tout, je devais relayer ces nouvelles informations.
Combien de temps avez-vous passé à Montréal-la-Cluse pour cette enquête?
Je ne compte plus! J’ai même pris une année sabbatique en 2018, spécifiquement pour cette affaire. J’ai passé plusieurs mois sur place, avec des allers-retours. Cette implication était nécessaire pour faire face à la complexité de l’enquête. De plus, dans cette vallée du Haut-Bugey, les habitants se définissent eux-mêmes comme des ‘taiseux’. Après certains faits-divers ou événements tragiques, le voisinage commente volontiers sur la place du village. Là, ce n’était pas vraiment le cas. D’autant que je suis arrivée en 2004, 6 ans après le meurtre. L’émotion était encore là mais elle n’avait plus ce pouvoir de libération de la parole. Les habitants n’avaient plus trop envie de parler à la presse.
Qu’est ce qui est romancé dans votre livre car vous retracez la vie et l’état d’esprit de la victime avec beaucoup de précisions ?
Il n’y a pas de zone d’ombre que j’ai bouché avec de la fiction. C’est parfois le cas dans des récits de fait-divers ou historique, pour donner un peu d’humanité. Moi, ça me met mal à l’aise. Je décris des scènes auxquelles j’ai assisté. J’ai aussi rencontré beaucoup des amies de Catherine Burgod qui m’ont raconté leurs réunions dans l’arrière-salle de ce bureau de poste. Un rituel du matin où elles refaisaient le monde ou plutôt leur vie. J’ai essayé d’être au plus près de la vérité.
Vous citez peu de noms hormis ceux de la victime et de Gérald Thomassin. Pourquoi ce choix ?
Je leur ai demandé s’ils voulaient être cités. Peu l’ont souhaité et je l’ai respecté. Je sais que la doctrine américaine veut qu’on mette le nom, l’âge et, en exagérant, le numéro de sécu! Mais moi, ça ne me pose pas de problème d’anonymiser car je pense que l’intérêt de l’histoire est ailleurs.
Le village du Haut-Bugey, assez représentatif de la “France périphérique” est un véritable personnage dans votre livre…
On est dans une bourgade de 3000 habitants près du lac Nantua, entouré de montagnes, pas très loin de la Suisse. Ce village souffre économiquement. La poste qui est dans le vieux village est un des derniers vestiges des services publics qui ont déserté. Moi qui suis très urbaine, j’avais peur de ne pas réussir à parler correctement de ce village. Mais je l’ai vraiment apprécié. Je l’ai sillonné de long en large.
Et comment décririez-vous la victime, Catherine Burgod ?
Catherine Burgod était une belle femme, coquette avec des faux airs de Sophie Marceau. Elle était mère de deux grands enfants. Elle venait de quitter son mari, qui a d’ailleurs été suspecté dans cette affaire, et de refaire sa vie avec un autre homme. Contre toute attente, elle était tombée enceinte à plus de 40 ans. Et évidemment, elle tenait le bureau de poste du village. Enfin, elle était la fille d’un notable Raymond Burgod.
Le père est lui aussi extrêmement marquant…
Oui, Raymond Burgod est l’ancien di- recteur général des services de la mairie. Il va vraiment se mobiliser et s’impliquer personnellement dans l’enquête. Son objectif, c’est de survivre jusqu’à la condamnation de l’assassin de sa fille. Il m’a beaucoup touchée, car ce père crie vengeance. Je comprends son sentiment d’impuissance. J’ai découvert une famille très courageuse. Pourtant, les relations n’étaient pas gagnées entre nous au début.
Pourquoi les relations étaient- elles compliquées avec les Burgod au départ?
Au départ, il m’a vue comme quelqu’un venu défendre Thomassin. En tant que journaliste, il est important de ne pas tromper les gens sur ce que vous voulez faire. Thomassin, je lui ai dit que je ne faisais pas sa biographie. Les Burgod, j’ai eu la franchise de leur dire qu’il n’y avait pas, dans le dossier, de preuves accusant Gérald Thomassin. Ce qui est vrai. Je ne suis ni juré, ni enquêteur mais je l’ai vu dans le dossier. Il n’y a pas d’ADN, pas de té-
moin, pas d’aveu. Or, ils étaient persuadés que, Gérald Thomassin étant en prison, il était le principal suspect voire le coupable.
Peut-être vous ont-ils aussi vu comme une Parisienne proche des milieux artistiques dont faisait partie Thomassin…
Ils ne me l’ont jamais dit en ces termes mais j’imagine facilement qu’ils aient pu penser cela. Du style, la Parisienne amie du showbiz! Quand on est journaliste, la première chose qu’on nous demande, c’est d’où on vient, Paris n’étant pas une bonne réponse. Je ne le leur reproche pas. Ce fossé entre Paris et le reste de la France, les journalistes parisiens le creusent à longueur de journée.
Et comment définiriez-vous Gérald Thomassin, l’autre grand acteur de cette
affaire ?
C’est une personnalité étonnante. Cet ex-enfant de la DDASS a été repéré par le réalisateur Jacques Doillon, pour son film Le Petit Criminel. Ce qui lui a valu la récompense de César du meilleur espoir masculin en 1991. À l’époque du meurtre, il vit depuis un an à Montreal-la-Cluse, juste en face du bureau de poste. Il est considéré comme un marginal. Il zone un peu avec deux autres désœuvrés. Il boit des canettes au milieu de la place, met de la musique forte… Ça ne m’étonne pas qu’il ait été au premier rang des suspects !
Mais vous décrivez une scène troublante quand deux femmes le trouvent au cimetière près de la tombe de Catherine Burgod où il mime le meurtre…
Oui. Gérald Thomassin fait l’acteur, il veut être au milieu de l’image. Quand il n’y a qu’une seule fleur devant le bureau de poste, il faut qu’il rajoute la sienne… Au cimetière, il n’est pas le seul à y aller. Tout le village et des inconnus y sont allés. Mais lui s’y rend avec sa clope et sa canette et il fanfaronne. Il raconte comment le meurtre a eu lieu, comme au cinéma…
Mais est-ce qu’il n’est pas un peu mythomane : est-il encore acteur à ce moment-là ?
Oui, Thomassin n’était pas une étoile filante du cinéma. Il a tourné dans près de 20 films avec des rôles importants. Certains réalisateurs qui ont tourné avec lui ne voyaient plus un film sans lui car il leur apportait quelque chose d’unique. Dominique Besnehard, son agent, toujours bien- veillant, les faisaient patienter, le temps de le localiser…
À combien de reprises l’avez- vous rencontré ?
Une quinzaine de fois, chez son frère, son oncle, chez sa grand-mère, à l’hôpital psychiatrique. Dans beaucoup d’états différents. Il s’est toujours dit innocent.
Vous étiez donc très proches…
Dans ce genre d’enquête, on devient intime avec les protagonistes. Mais cette empathie est tout autant pour lui que pour la famille de cette postière.
Peut-être jouait-il l’acteur avec vous et peut-être était-il réellement impliqué dans cette affaire ?
Peut-être ! Mais je suis très pragmatique dans mon approche. Son attitude parfois troublante compte moins que les éléments de preuve. Après le meurtre, on a passé son appartement au Bluestar, un produit qui révèle le sang caché. On a trouvé le sien, mais aucun autre. Or, les témoins décrivent une scène de crime horrifiante avec du sang partout… Son téléphone a été surveillé, ses dépenses aussi, car la caisse de la poste a été volée à l’occasion du meurtre. Rien n’a permis de le relier au meurtre.
Avez-vous une idée de ce qui lui est arrivé puisqu’il a disparu en 2019 alors qu’il se rendait à Lyon ?
Non, il devait se rendre à Lyon, depuis Rochefort, en train, pour une ultime confrontation judiciaire. Mais on a perdu sa trace à Nantes. Dans une ville où il n’avait aucune attache. Or Thomassin était un voyageur immobile. C’est-à-dire qu’il se déplaçait beaucoup mais toujours dans les mêmes endroits : Paris, Bordeaux, Roche- fort… Il pouvait faire l’apnée pendant quelques semaines, mais il ne disparaissait jamais. C’était même plutôt quelqu’un qui apparaissait. Il n’était pas du genre à se planquer dans les bois. Il n’était pas solitaire. C’est donc un mystère de plus.
Avez-vous quelque chose à voir avec sa disparition car vous faites partie des rares personnes qui étaient au courant de son voyage !
Ça me rassurerait ! Mais au-delà de la plaisanterie, c’est une question légitime car on était peu nombreux à avoir cette information. Nous avions rendez-vous tous les deux devant le tribunal de Lyon. Je lui ai même en- voyé un peu d’argent pour qu’il puisse venir. Je l’ai attendu la journée mais il n’est pas venu.
A-t-il pu vouloir fuir la justice ?
Non, car malgré ses trois années de prison, il avait vraiment confiance en la justice. La veille, quand je l’ai eu au téléphone, il était content de savoir que cette affaire allait être derrière lui grâce à cette dernière procédure à Lyon. C’est quelqu’un qui n’a jamais lu son dossier car se disant innocent, il était convaincu que la police arrêterait le vrai coupable…
Avez-vous pensé au suicide ?
Non, j’ai plutôt tendance à penser que ce n’est pas une disparition volontaire. La justice a la même analyse puisqu’une enquête a été ouverte pour séquestration.
Un autre homme a finalement été mis en examen dans l’affaire Burgod…
Oui, un ambulancier, âgé de 18 ans à l’époque, dont l’ADN a été retrouvé sur place. Il se dit innocent. L’affaire n’est pas encore audiencée mais le procès devrait avoir lieu dans quelques mois.
Pensez-vous que votre livre puisse faire avancer cette affaire ?
Je ne sais pas. En France, les journalistes sont biberonnés au ‘grand’ journalisme, comme le J’accuse de Zola. Ils pensent qu’ils peuvent faire basculer une affaire. Je rappelle que 95 % des journaux étaient anti-dreyfusards avant le J’accuse. Après, c’est 93 % ! Donc il faut rester humble. Le travail des journalistes est nécessaire au fonctionnement de la démocratie, mais pas suffisant. 

L’inconnu de la Poste, FlorenceAubenas, Éditions de l’Olivier, 240 pages, 19 euros 

LE RÉSUMÉ DE L’AFFAIRE  Le 19 décembre 2008, Catherine Burgod, une mère de famille de 41 ans, alors enceinte de 5 mois et demi est victime de 28 coups de couteau. Elle a été tuée sur son lieu de travail, le bureau de poste de Montréal-la-Cluse, un petit village du Haut-Bugey. Le crime a eu lieu entre 8h36 et 9h, donc à une heure passante, sans que personne ne voie rien. Les soupçons se portent très vite vers un homme, vivant juste en face, et non originaire de la commune : Gérald Thomassin qui est aussi un acteur. Cet ex-enfant de la DDASS repéré par Jacques Doillon quand il avait 16 ans a un mode de vie marginal. Accusé, il fera trois ans de prison avant de bénéficier d’un non-lieu. En 2018, un ambulancier, âgé de 18 ans à l’époque des faits, Mamadou Diallo, est interpellé. Son ADN a matché avec celui relevé sur la scène du crime. Un an plus tard, alors que Gérald Thomassin doit justement se rendre à Lyon pour assister à la clôture de son dossier, il disparaît. Il n’a plus donné de nouvelle depuis. Le procès de Mamadou Diallo qui se dit innocent devrait avoir lieu en 2021.  

« Meilleure journaliste de France”
Le magazine Society qui l’a mise en Une de son quinzomadaire la qualifie de “meilleure journaliste de France”. Le parcours de Florence Aubenas, tout juste 60 ans, est en effet exemplaire. Née en Belgique, elle a réalisé une grande partie de sa carrière à Libération, jusqu’en 2006. Elle couvre pour ce quotidien de nombreux conflits internationaux. Son visage est connu du grand public car il a été placardé sur de nombreux bâtiments publics : enlevée à Bagdad lors d’un reportage sur les réfugiés de Fallou- jah, elle restera plus de cinq mois en captivité. Ce qui suscitera une émotion nationale. Autre fait d’arme : envoyée pour suivre le procès Outreau, qui se révélera un fiasco judiciaire, elle est une des rares à émettre des doutes sur la culpabilité des prévenus, finalement innocentés.

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